Courir sans objectif

Avec le début d’une nouvelle année, plusieurs humains ressentiront le besoin – ou la pression sociale – de se fixer des objectifs. Ceci-dit, peut-être faites-vous partis de ceux qui n’en voient pas vraiment l’intérêt. Dans ce billet, je vous présente brièvement une approche de la fixation d’objectifs qui se distingue de celle communément utilisée en psychologie du sport et qui s’inscrit dans un cadre théorique énactif. Le but n’est pas de dénigrer les méthodes plus communes, mais bien de montrer qu’il est possible de faire autrement. Le texte s’adresse plutôt aux athlètes d’ultra-endurance, mais les éléments présentés peuvent être utiles dans d’autres contextes sportifs ou même dans la vie en général.

Évidemment, je n’ai rien inventé. C’est lors d’un cours de psychologie du Sport à l’Université de Lausanne que je fus initié aux approches énactives. En résumant grossièrement, on peut dire que le processus de prise de décision résulte de l’interaction entre une personne et son environnement, la décision naît de l’action. Contrairement aux approches cognitivistes, on ne considère pas que le processus est comparable à celui d’un ordinateur analysant un environnement qui lui est extérieur. Pour ce qui est de la fixation d’objectifs, on trouve peu de littérature qui s’y intéresse d’un point de vue énactif, mais j’ai trouvé un article très complet à ce sujet. En fait, l’article en question ne fait que poser les bases d’une éventuelle théorie énactive de la fixation d’objectifs. J’évite d’entrer dans les détails, mais la beauté d’une telle théorie est, à mes yeux, que l’action précède l’objectif. Les objectifs émergent spontanément de notre interaction avec notre environnement. Une façon de faire – ou de laisser faire? – qui est particulièrement intéressante pour les épreuves d’ultra-endurance.

Crédit photo : Gophrette Power / Runk Series

Plutôt que de se fixer des objectifs SMART – des objectifs qui sont spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et définis dans le temps – et de possiblement devoir les adapter, on part de rien. Un des intérêts de se lancer sur un ultra sans objectifs prédéfinis est d’éviter d’avoir des attentes. Même les fervents de l’approche plus traditionnelle vont insister sur le fait qu’il ne faut pas faire de nos objectifs des attentes, mais ça n’a rien d’évident. Quand on croit que l’objectif est réaliste, pas facile de ne pas s’attendre à l’atteindre. En fait, ceci constitue possiblement l’élément central de toute cette discussion : le fait d’attendre ou non quelque chose en retour de notre passion. Il faut être naïf pour croire que le sport qu’on aime tant puisse nous aimer en retour, mais qui n’a jamais fait preuve d’une telle innocence? Ne serait-ce qu’en s’imaginant les émotions, si chères au cœur, que nous espérons vivre pendant une course? Et pourtant, l’issue n’est pas toujours celle tant espérée. Combien de fois faudra-t-il se briser le cœur pour comprendre? Même dans un grand jour, nul n’est à l’abri d’une défaillance, d’une blessure ou d’un détour hors parcours. Même une bonne performance peut être réalisée sans vraiment ressentir d’émotions positives, le genre de performance robotique qui donnerait raison à ceux qui osent nous traiter de machines. Bref, en mettant de côté les objectifs, on peut aussi éviter de tomber dans le piège d’avoir des attentes et de vouloir que les événements arrivent comme nous les souhaitons, plutôt que de les accepter comme ils arrivent. D’ailleurs, le recours à la pleine conscience (mindfullness) me semble beaucoup plus cohérent avec une approche énactive. Pas évident de rester dans le moment présent lorsqu’on a un objectif précisément défini dans le temps et pourtant votre préparateur mental peut vous proposer, sans y voir la moindre contradiction, de recourir à des exercices de pleine conscience pour vous aider à atteindre vos beaux objectifs SMART.

Courir sans objectifs précis ne veut pas dire courir sans plan. C’est toujours bien d’avoir au moins une idée du nombre de temps qu’on passera sur le parcours, ne serait-ce que pour définir un certain plan nutritionnel. Il suffit alors de suivre le plan et les objectifs finissent toujours par émerger. À Bromont cette année, ce n’est qu’autour du 30e kilomètre, après avoir pris la tête, que je me suis fixé l’objectif de gagner. Évidemment, je savais avant le départ que c’était une possibilité, mais on ne sait jamais dans quelle forme sont nos adversaires ni sur quel chocolat on va tomber. En ce qui concerne mon travail d’entraîneur, je demande généralement aux athlètes que j’accompagne s’ils ont des objectifs. Si oui, je m’en tiens à ceux-ci en m’assurant qu’ils soient bien définis et réalistes. Certains humains fonctionnent très bien ainsi, de vraies machines. Si un athlète n’a pas défini d’objectifs précis, ce n’est pas moi qui vais le forcer à s’en trouver. Je préfère toujours insister sur le plan, surtout sur le plan nutritionnel. C’est fou comme la performance, l’état d’esprit et le plaisir sont souvent au rendez-vous quand on consomme suffisamment de glucides.

Certains humains prétendent avoir besoin d’objectifs pour garder la motivation. Pour moi la passion suffit, j’apprécie suffisamment le processus pour m’entraîner juste pour m’entraîner. Je m’inscris tout de même à des courses et je m’amuse parfois à chasser les segments Strava, mais je vois ces évènements ponctuels comme des défis plutôt que des objectifs. Je compétitionne parce que je m’entraîne et non l’inverse. Pour moi, tout à commencer avec mes premières sorties de vélo, avant Strava, sans GPS ni capteur de puissance. À une époque où on pouvait encore rouler sans casque sans passer pour un fou. Au hasard des soirées, je pouvais me mettre en route sur ma bécane et tout donner sur ma boucle favorite. Sans ambition ni prétention, je pouvais aller au bout de moi-même juste pour le plaisir. C’était peut-être encore mieux quand personne ne venait mettre une perspective externe sur le moment à la fois si doux et si brutal que je vivais avec moi. Deux décennies plus tard, je n’ai toujours pas trouvé quoi que ce soit de plus satisfaisant que de terminer un effort en étant absolument persuadé d’avoir tout donné.

Sans casque, sans GPS, sans objectifs et sans swag.

La prochaine fois qu’on vous demande votre objectif pour votre prochaine course, vous pourrez simplement répondre que vous n’en avez pas. À tout le moins, pas à priori. Ceux-ci vont tout simplement émerger de votre interaction avec l’environnement. Rien de mieux pour vivre sa course dans le présent et profiter de chaque instant. Pas besoin d’encombrer sa vie d’objectifs quand on vit passionnément et qu’on a des rêves. Quant à moi, je rêve encore d’un ultra parfait et j’espère bien y rêver encore longtemps.

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